LAISSER LA PLACE

Ève Magot & Ludivine Demol, 2020 & 2021

Photo de Eve Magot au Théâtre de Brétigny en février 2020 lors d'une résidence de recherche pour la performance Laisser la place.

Laisser la place est une performance non visible sur les questions de l’invisibilisation.

En 2019, sur une proposition du Théâtre de Brétigny et de Julie Nioche, j’ai rencontré Fanny Dumont, régisseuse plateau et créatrice métallière. Sa parole claire sur le sexisme dans le monde du travail m’a interrogé sur la manière de mettre à l’honneur sa voix et ses gestes. 
Parce que la question de l’invisibilisation apparu dans le témoignage de Fanny Dumont revient aussi dans le monde du spectacle, j’ai décidé de faire un pas en arrière pour mieux comprendre ces enjeux et laisser la place.

Avec Ludivine Demol – chercheuse doctorante en genre et sexualités – nous discuterons de sexisme et de discriminations sous un prisme intersectionnel, d’invisibilisation et de visibilité.

Une performance annulée en 2020, réinventée, annulée, repensée, annulée, ré-imaginée, annulée, abandonnée en 2021.

CREDITS
ConceptionÈve Magot
en collaboration avec Ludivine Demol
ProductionLa Fronde
CoproductionThéâtre de Brétigny

Voici un texte écrit comme étant la trace de ce projet disparu :

En octobre 2019 Julie Nioche me propose de participer à La beauté du Geste, un programme initiée par le théâtre de Brétigny et dont elle a la curation. Le principe de ce programme est de réaliser des films autours de la question du geste avec des habitant·es de la commune puis de transmettre ce film à un·e artiste qui conçoit avec ce point de départ et de rencontre distancié une performance. Six projets sont lancés et doivent aboutir en mars 2020 à une semaine de performance. Le cahier des charges est serré et imposé : tout le monde au plateau, diffusion du film, temps de performance, échange avec la personne filmé, partage d’un geste dansé avec le public, repas partagé.

Laure Delamotte-Legrand réalise les films accompagnés de Julie et elles me transmettent un portrait de Fanny Dumont.

Fanny est régisseuse plateau et métallière. Elle parle face caméra de son métier. Elle évoque le sexisme de ses collègues du monde de l’évènementiel qui la renvoie à la fragilité supposée de son état de femme, veulent porter ou faire à sa place. Ainsi que les normes sexistes en matières de vêtements de protections (inexistence des gants ignifugé de soudeur à sa taille) et d’outillages (ergonomie des meuleuses, diamètres et équilibrage). Elle parle d’autres choses mais aujourd’hui ce qui reste le plus vif est cette question du sexisme.

Rapidement après ce visionnage je m’interroge : pourquoi est-ce moi qui ai cette vidéo ? Qu’est ce que je peux faire avec ce point de départ ? Comment évoquer le sexisme depuis ma position de personne assigné homme à la naissance qui bénéficie de ce système d’organisation discriminatoire ? A cette époque je n’ai pas encore accepter que ma transition est en chemin depuis 2017 et je fais mon premier coming out en mai 2021. Quoi mettre en scène ? Qui mettre en scène ? Moi ? Pour dire quoi ? Vivre quelle expérience ? Avec quelle envie et objectif ? Évoquer le sexisme ? Travailler à sa mise en lumière dans nos secteurs professionnels qui se pensent avant gardiste, non concerné et n’adresse pas cette question pour elleux (idem pour le public) ?

De quoi ai-je envie ? Comment initier depuis le plaisir car c’est mon désire profond ?

Pour moi le montage même de ce projet pose des questions ? Pourquoi le théâtre fait ça ? Pourquoi sous cette forme ? Pourquoi filmer un·e « habitant·es » puis passer commande à un artiste d’une performance en lien ?

Je sens l’écueil de l’utilisation de l’autre, de son image, de son histoire pour en faire mon travail et en récupérer un prestige, une activité rémunérée. Fanny a-t-elle besoin de moi ? Ne peut-elle pas porter sa parole ? Est-elle écoutée par ses collègues lorsque qu’elle dénonce une attitude sexiste ?

Quelle est ma légitimité sur ce sujet ? Pourquoi je conserve ce sujet comme centrale ?

Trop de terrain glissant et de moyen de me casser les dents. Je prends plusieurs décisions :

Le première est de proposer une collaboration à Ludivine Demol,  chercheuse, doctorante et conférencière, spécialiste en sciences de l’information et communication et genres et Sexualités. Julie Nioche m’invite, m’offre un espace, de la place et une économie et je choisis à mon tour de partager cet espace, ces visibilités et rémunérations avec une personne concernée et travaillant sur ces questions.

La seconde est liée à celle de la visibilité et de l’invisibilisation de la parole des personnes concernées. En me mettant en scène et en étant le porte voix de Fanny, je prends le risque de me rendre visible et de la faire disparaître. Cela reproduirait alors un classique : les personnes concernés disparaissent des discussions à leurs propos. Je ne veux pas en pensant bien faire participer à la reproduction de ce processus. Je me sens sur un fil et capable de merder. Pour autant je ne veux pas que cela ma paralyse et empêche de faire, fige et garde le statu quo (cf pureté militante et jugements).

J’organise un premier temps de travail à Brétigny.  Je commence seule pour les directions liées à cette proposition. Puis Ludivine et Fanny me rejoignent pour un temps de rencontre et d’échange. Nous l’enregistrons.

La rencontre est simple, agréable, fluide, pleine d’écoutes, de compréhensions et d’envies. Nous nous présentons, parlons de la vidéo, tirons des fils depuis nos expériences relatives, partageons de l’intimité, du savoir et tissons en confiance nos réflexions. Nous parlons éducations, sexisme, patriarcat, sexualités, travails, amours et organisation de l’amour, hétéronormativité, viriarcat, compétence, art, soudure, sculpture, recherche universitaire. Une grande richesse se dégage.

Fanny ne souhaite pas être mis en scène ni en jeu. En la paraphrasant, si elle a choisit son métier c’est justement pour être dans l’acte de création mais ne pas être visible ni dans la lumière.

Plus le temps avance et plus je réfléchi à me rendre invisible. A ne pas être vu. A ne pas me mettre en jeu. L’enveloppe budgétaire ne me permet pas d’embaucher d’autres personnes et le montage de ce programme implique que je conçoive et réalise la performance.

Je travaille en parallèle au montage de Dans le mille, une pièce pour saboter les masculinités de dominations et ses représentations en engageant une érotisation des personnes assignés hommes à la naissance. Puis je faire un pont ?

Lors de mon travail au théâtre je croise peu de personnel de l’équipe et je ressens peu d’entrain de leur part à réaliser cet événement. Un projet en plus dans la saison, un poids de plus. La direction décide des titres et me propose : la régiseuse et le steak tartare. Je ne comprends pas et perçois un énorme contre sens (la viande cru et le virilisme associé par exemple). Le titre doit avoir un lien avec le métier (et les gestes associés) et le repas qui sera servi. Vu le sujet et ce que je pressens vouloir en faire, j’anticipe le fait que cela va potentiellement piquer, être pimenté, explosif. Je propose la régisseuse et la grenade et pense à un cocktail qui sera offert au public à l’entrée, qui piquera ou sera âpre, astringent. J’ai envie que les personnes viennent partager ce moment un verre à la main, comme au troquet. Désacraliser un peu le théâtre et ses rituels. Contre proposition : La régisseuse et le cocktail explosif. Ainsi soit-il.

[Pistes :

Inviter une mixologue pour concevoir une boisson avec et sans alcool qui pique, râpe la bouche.

Concevoir des touillettes en bois, les graver au laser avec des questions que nous avons soulevé pendant nos échanges et que chacun·es sera inviter à se poser et ou à poser ensuite lors du temps de discussions.

Diffuser le film portrait de Fanny

Ne pas danser. Laisser la place

Ludivine prend la parole en tant que sociologue sur  l’invisibilisation des concernés, de sexisme, de racisme, de validisme. d’intersetionnalité.]

[ Le covid arrive. Je tombe malade en tout début de pandémie le 10 mars 2020. J’ai l’impression que je vais mourir. Je délire, énonce que je dois faire mon testament. Je me dis que la mort ça ressemble à ça. Que je pourrai partir et que ce serait assez paisible. N. s’occupe de moi les premiers jours puis tombent aussi malade et doit s’occuper de sa fille L.  Le samu est en surcharge et met 2 h à me répondre. J’ai des crises 2 heures par jour pendant 5 jours durant lequel j’ai l’impression de respirer par une paille. C’est très angoissant. Pour ne pas céder à l’angoisse, je dois me mettre seul·e et respirer avec calme. Quand j’ai le SAMU ils me disent que je ne suis pas assez touché·e pour venir me récupérer. Une fois inconscient ça sera plus dur de les appeler. SOS médecin passe et me rassure sur ma saturation en dioxygène. J’en chie pendant 15 jours et je mettrai 1 mois et demi à récupérer physiquement. Descendre acheter une baguette m’épuise. Je m’arrête à chaque étage pour souffler comme une ancienne. Je suis inquiete. Je mettrai des mois à récupérer totalement et ne sais pas à quel point le covid m’affecte psychologiquement avec le syndrome de brouillard mental dans lequel j’ai l’impression d’être en continue. Perte de lucidité, de capacité à analyser, à avoir l’esprit clair, impression de trouble et de malaise, d’être embrouillé en continue. ]

L’édition 2020 de La beauté du geste est annulée. Le report à 2021 est discuté. Le règlement des montants déjà engagé problématique. Le cout d’une reprise évoqué.

2020 passe. 2021 commence. Les théâtres sont toujours fermés.

L’année qui a passé renforce mon choix de ne pas me mettre en scène et de travailler la question de l’invisibilisation en binôme Ludivine.

L’édition 2021 ne pourra pas finalement pas avoir lui en public. Nous réinventons une proposition : une conférence de Ludivine pour un public restreint qui sera filmé et diffuser par la suite. Nous nous mettons au travail. Nous remanions les plannings de représentations, réinventons l’eau tiède et d’autres façons de penser le lien avec les publics.

Le théâtre annule unilatéralement cette possibilité avec pour moi un grand manque de soin pour tout le travail engagé et ces réinventions successives.
Un abandon. Une sorte de ghosting professionnel.
Je me suis faite ghostée. Par un théâtre ce coup ci.
Par ce théâtre en fait ce sera la 3eme fois. J’étais prévenue. Deux années de suite ils m’avaient contacté, programmé et annulé en dernier moment ma pièce La 36ème chambre.

Julie réfléchi à aboutir à un objet tout de même dans un autre contexte. Des retrouvailles à la campagne vers Rennes pour faire des films. Nous nous organisons. Le confinement et les interdictions de trajet inter régional tombent, Laure, la vidéaste est cas contact. L’éponge est jetée pour de bon.

Entre raz le bol, sidération, déception, dépits, désabus, soulagement…

Ne pas aboutir, ne pas finaliser, abandonner. Pas facile à accepter après autant d’énergies mises en mouvement par moi et chez les collaboratrices.
Nous travaillons toujours énormément sans rémunérations, tout nos collègues travaillant en CDI en structure le savent. C’est ce qui rend possible les créations qui manquent de moyens et qui rend possible l’existence de notre secteur économique : cela repose sur le travail gratuit des artistes et des équipes des compagnies indépendantes.
A minima nous avons une rémunération symbolique avec la création qui voit jour : un plaisir à aboutir, à créer, à mettre en vie, une reconnaissance du travail, de la constitution d’une œuvre et d’un chemin d’auteurice qui ouvrira peut être à d’autres propositions,  une possibilité de montrer et donc de diffuser ailleurs contre rémunération…

Un abandon de projet à de lourdes conséquences qui sont portées différemment et principalement par les artistes et les équipes indépendantes de créations.

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